«J’ai cru un moment que la distribution de nourriture allait s’arrêter. Et je me suis dit “Mon Dieu comment allons-nous vivre?» Gabriela est désormais rassurée. Des sacs remplis de lait, fruits, légumes et de couches pour bébés sont accrochés à la poussette de son petit dernier. Cette Hondurienne qui vit depuis 12 ans dans le quartier des Acacias, à Carouge, fait partie des 700 familles précaires qui reçoivent ce mardi de juin une aide alimentaire des Colis du cœur. L’association était mobilisée pendant la crise avec des bons alimentaires, elle entame désormais une distribution plus traditionnelle.

Pourquoi on en parle. En seulement quelques mois, les familles aidées par l’association des Colis du cœur sont passées de 3500 à 14’000. La crise a simplifié le processus d’enregistrement et de nombreuses familles ont été recensées lors des distributions alimentaires d’urgence aux Vernets. Cette précarité dans la «ville des banquiers» — mais aussi des ONG humanitaires — en a surpris plus d’un. Et si la page de la crise semble se tourner, ces familles sont quant à elles loin d’en voir le bout.

Sur l’esplanade de béton qui surplombe la bruyante avenue Vibert, à Carouge, les familles défilent depuis 14 heures en zigzaguant entre les barrières mises en places pour faire respecter la distanciation sociale. Près de l’entrée, une jeune Érythréenne essaye de se faire comprendre d’un bénévole tout en calmant son fils qui s’agite dans ses bras. Le soleil tape fort.

Plus loin dans la file d’attente, une grand-mère, le chapeau enfoncé sur la tête, patiente. Elle vient depuis des années, souvent entourée de ses petit-fils. Juste derrière elle, une jeune maman rappelle à l’ordre son fils qui s’est échappé du circuit sanitaire. Depuis leur arrivé du Brésil en février, elle et son mari n’ont toujours pas trouvé de travail. Nouveaux visages ou habitués, sans-papiers, privés d’emploi à cause de la crise ou n’en n’ayant jamais eu: voilà les profils des familles qui incarnent cette précarité genevoise, révélée et accentuée par la crise sanitaire.

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Cet après-midi, seuls ceux qui vivent près de Carouge ont été convoqués. C’est le cas de Maria, qui vient de Bolivie et ne parle qu’espagnol. Elle s’est installée dans la région il y quatre ans avec sa mère. Entre-temps, elle a donné naissance à une petite fille. Elle travaillait comme femme de ménage à domicile, au noir.

« J’ai perdu mon travail quand le confinement a commencé, et maintenant mon patron est parti en vacances. Toutes mes économies vont dans l’appartement, mais avec la petite et ma mère, on doit aussi manger… Venir ici est ma seule option.»

C’est la première fois que Maria se rend aux Colis du Cœur:

«Je n’aime pas demander d’aide, et surtout pas à l’État! C’est important pour moi de me débrouiller seule, mais cette fois, je n’ai plus le choix. Donc je viens aux Colis, mais c’est tout.»

Dans le canton de Genève, beaucoup de familles ont comme elle brisé le tabou de la pauvreté pendant la crise sanitaire. Certains signes étaient déjà là: en 2016, une personne sur cinq n’avait pas les moyens de faire face à une dépense imprévue.

Pierre Philippe, Directeur des Colis du cœur:

«Statistiquement on pouvait s’attendre à ça, mais humainement on n’est jamais préparé à voir toutes ces personnes arriver.»

La crise a au moins permis à l’association de répertorier les familles ayant besoin d’aide. Aux Vernets, l’association en a recensé 2200.

«Les familles ne nous trouvent pas forcément tout de suite. Parfois elles n’osent pas s’inscrire aux services sociaux. C’est aussi une question de dignité pour elles: se déplacer et venir chercher un sac alimentaire, ça reste vexant.»

Pendant la crise, l’association distribuait des chèques d’environ 50 francs, pour permettre aux gens d’aller faire leur course. «Cela avait l’avantage de contourner cette question de dignité», poursuit-il. Mais ces chèques sont trop coûteux pour l’association, qui fonctionne en grande partie grâce aux invendus, récoltés par l’intermédiaire de l’association Partage en provenance notamment de la Migros.

Peur de demander de l’aide. Beaucoup n’osent pas se diriger vers les assistants sociaux, par peur de se faire identifier comme « sans-papiers » C’est une évidence pour Gabriela:

«Comme je n’ai pas de papiers je ne préfère pas demander une autre aide que celle-ci. C’est trop risqué. Mes enfants également n’ont pas leurs papiers. A cause de cela, ma fille de 20 ans ne peut pas faire de stage. J’essaye d’économiser pour lui payer un permis d’étude.»

Gabriela n’ose ainsi pas demander l’indemnisation à hauteur de 80% pour tous les travailleurs, même sans-papiers, proposée par le canton de Genève. Pierre Philippe:

«Genève prend davantage en compte la problématique des sans-papiers, par exemple avec la régularisation Papyrus et le dialogue avec les sans-papiers. Mais certaines familles ont toujours peur. Elles ne vont pas avoir confiance du jour au lendemain, malgré ces mesures exceptionnelles.»

Sahar a fui l’Iran il y a trois ans, mais elle n’a découvert que lors d’un passage aux Vernets qu’elle pouvait bénéficier d’une aide cantonale.

«Je n’ai jamais travaillé mais mon compagnon est boulanger. Il a gardé son travail pendant le coronavirus. Nous gagnons environ 2000 francs par mois, c’est loin d’être suffisant. Presque tout sert à payer notre logement, donc cela m’aide beaucoup de recevoir des couches et des produits pour le petit.»

Pour Teresa aussi, c’est une première, et pour cause : elle et son mari sont arrivés à Genève fin février. Le couple brésilien n’a cessé de chercher des petits boulots pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs deux enfants, en vain. Elle n’a connu la Suisse qu’en temps de crise. Pierre Philippe:

«Il y a plusieurs pressions financières sur les familles qui vont bientôt disparaître: les écoles ont rouvert, les restaurants scolaires également. La réouverture des frontières va également leur permettre de faire des courses en France, où les prix sont moins élevés.»

Cette semaine, entre la distribution à Carouge et les deux autres à Genève, 4262 personnes ont bénéficié de ces colis. Six mille autres ont reçu des bons alimentaires, en attendant un retour de la distribution «classique». La fin cette période de transition estivale est prévue pour septembre. D’ici là, deux défis contradictoires: la distanciation sociale et l’invisibilité sociale.

Les prénoms ont été changés